Cinéma inuit à l’ONF
L’Office national du film du Canada vous invite à découvrir sa nouvelle chaîne Cinéma inuit. Proposée gratuitement,…
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Tout comme nos savoirs, qui ont traversé des millénaires, certains de nos kakiniit – les tatouages inuits traditionnels – sont encore transmis d’une génération à l’autre. J’en viens souvent à me demander : quelles terres ont traversé nos marques ancestrales et sur quelles eaux ont-elles navigué quand nous, Inuits, vivions uniquement en nomades? Certains tatouages sont un mélange de motifs modernes et traditionnels, alors d’autres sont plus anciens que le Canada, plus anciens que les frontières séparant l’Inuit Nunangat, plus anciens que la langue anglaise. La technique à l’aiguille (hand-poking) consiste aujourd’hui à utiliser de l’encre moderne pour tatouer un point à la fois, tandis que le tatouage cousu (skin stitching) est une technique où l’on trempe le fil et l’aiguille dans de l’encre avant de coudre la peau, qui noircira à la cicatrisation – des méthodes qui remontent à plus loin que les livres qui nous parlent de kakiniit.
Nos marques ont survécu aux années de prohibition des colonisateurs. Maintenant, ces magnifiques symboles sont portés fièrement, sortent de l’ombre et remplissent l’espace comme les visages. Qu’ils aient été cousus, faits à l’aiguille ou réalisés à la machine, ces tatouages seront toujours l’apanage des Inuits. Les kakiniit ne risquent pas de disparaître. Ils ne seront plus jamais bannis. Ils ne seront plus jamais synonymes de honte.
Huit heures du soir à la mi-août au nord du cercle arctique. Nous nous réhabituons aux paysages célestes aux tons pastel ainsi qu’au coucher du soleil, après un été où le soleil brillait 24 heures par jour. Une nuit parfaite non seulement pour rendre hommage au kakiniit, mais aussi à certaines des femmes qui les portent fièrement, entièrement prêtes à les montrer au monde, à vous. Laissant la beauté s’écouler comme le kuugaq, nous avons ri toutes ensemble durant cette soirée tardive et fraîche d’été. C’était important pour la photographe Denise Peterson et moi de travailler avec Pihuak avant toutes les autres, car elle était la doyenne des femmes tatouées de notre communauté. Âgée de 81 ans, elle porte des marques traditionnelles au front et aux poignets – des tatouages qu’elle a vus sur son arrière-grand-mère – et que portent aussi maintenant trois de ses petites-filles.
On aurait dit que le temps s’était arrêté ou avait ralenti : même le cours ondulant du kuugaq semblait s’être figé d’émerveillement. La charismatique et éloquente Matriarche Pihuak et ses descendantes s’avancent vers la rive, les unes après les autres. J’étais totalement subjuguée et je me demandais si les poissons qui nageaient près de nous avaient aussi stoppé leur course pour observer quatre générations de femmes et d’enfants Omilgoetok dans leurs plus beaux habits faits à la main, le vent dansant dans leurs cheveux. La beauté inuite des pieds à la tête. Pour Geneviève, une des petites-filles de Pihuak, les tatouages aux poignets légués par son arrière-arrière-arrière-grand-mère sont source de fierté et affirment son identité. C’est la preuve que sa famille est encore là et qu’elle ne disparaîtra pas de si tôt.
“Our markings survived the years they were banned by our colonizers.”
Ce sont les mêmes eaux s’écoulant du kuugaq qui se trouvent ici à West Arm et qui rivalisent de beauté avec Darlene Iryirituk Dyer. Généreusement, elle a délaissé un moment ses trois beaux enfants pour nous conter l’histoire du tatouage maternel – qui signifie qu’elle est mère – ornant sa poitrine. Même s’il ne s’agit pas d’un motif ancestral, ce tatouage maternel ressemble à l’amauti, un vêtement traditionnel que les femmes autochtones utilisent pour porter leurs bébés. Après des semaines de patience à attendre le temps clément, durant cette soirée de la fin août, le ciel semble se dégager et le vent faiblir, alors que Darlene, Denise et moi nous retrouvons le long d’un bras de mer – même les moustiques nous laissent tranquilles.
Darlene est aussi éclatante que les couchers de soleil rose vif, tout en étant aussi douce que les levers de soleil pastel; une femme qui, sans effort, incarne les qualités de la plus tendre des mamans et qui dorlote tous ceux qu’elle aime. Les tatouages ornant son front et sa poitrine sont les deux sources de sa force, car elle estime qu’ils représentent tout ce qu’elle est, comme si elle avait toujours été destinée à les porter. Les points tatoués sur son front sont pour elle un symbole de son nouveau savoir-faire, la couture, qui lui permet de créer de magnifiques vêtements pour sa famille et qui la rapproche de sa culture. « Je porte fièrement mes marques pour que les prochaines générations jouissent de ce que ma famille a perdu. » Une autre façon pour elle d’emmagasiner de la force et de la joie est de se créer des souvenirs sur cette terre avec sa famille et ses amis. Alors qu’elle nous fait part de ces significations si profondes et merveilleuses, j’en viens à me demander si les oiseaux qui l’observent du ciel s’extasient sur l’être intemporel et sublime qu’elle est.
La rivière passe de l’été à l’automne… Ariel Anisalouk Taylor pose devant l’objectif de Denise et exhibe les tatouages à l’aiguille sur ses joues et ses poignets. Un soir de la mi-septembre, alors que l’hiver se profile à l’horizon et qu’on sent du froid dans l’air, Ariel pose avec assurance devant Iqaluktuuttiaq, notre ville natale de 1 700 personnes. Ses marques représentent la famille pour qui elle est une fille, une sœur et une tante. Elle se sent profondément liée à sa culture grâce à ses tatouages – et tire une immense fierté d’être une des rares, quoique de plus en plus nombreuses, Inuites avec des tatouages faciaux. Quand je vois Ariel, je me demande souvent combien d’ancêtres ont le sourire en la voyant porter son kakiniit avec autant d’enchantement, car ils étaient autrefois bannis et réalisés en secrets. Maintenant, regardez-nous, regardez-la : nos jeunes s’épanouissent.
Enfin vient Amaamaga, ma mère, une douce fleur, une saxifrage, et pourtant une brave guerrière. Elle a un cœur énorme rempli d’amour, malgré les effets du génocide qu’elle a traversé et dont nous, en tant que peuples autochtones, subissons encore les répercussions à ce jour. Seule, elle a élevé trois enfants et trois petits-enfants, tout en pansant ses blessures et en transmettant des savoirs précieux et aimants. À 55 ans, elle reçoit son premier kakiniit; le tatouage sur son front la représente avec sa fille disparue dans les bras, Patricia Anne Kikpak. Cette marque a aidé ma mère à faire son deuil en lui permettant enfin de laisser ma sœur reposer en paix. Grâce à cela, Amaamaga a pu avancer dans la vie et laisser sa fille aller dans l’au-delà, où elle attendra. Avant que notre culture ne soit bouleversée, les marques sur nos fronts symbolisaient souvent l’entrée dans la féminité – le premier tatouage gravé peu après les premières menstruations. Maintenant, nous nous réapproprions notre culture et l’adaptons pour qu’elle s’inscrive dans nos vies actuelles. Le tatouage au front de ma mère est un de ces exemples de revendications : guérir et essayer de s’épanouir au lieu de se contenter de survivre. Et cette année, à 58 ans, Amaamaga a enfin reçu tatouage au menton qu’elle attendait impatiemment depuis que j’ai appris les techniques du tatouage cousu et de l’aiguille en 2017.
Alors que je me préparais à faire mon premier tatouage facial, sur le menton de ma mère, j’ai regardé par-dessus mon épaule et j’ai vu Amaamaga coudre calmement une paire de mitaines, l’air serein et heureux. J’ai profité de ce moment pour être reconnaissante de la force dont elle a fait preuve pendant 58 ans. Je me suis sentie émotive, car elle m’a appris la valeur de la guérison intergénérationnelle – un aspect et un fil communs entre tous les Inuits qui sont tatoués. Nous étions là, à guérir ensemble. Je me rappelle l’énorme pression et la grande fierté que je ressentais à chaque coup d’aiguille, alors que le soleil baignait ma maison. Comme la course incessante de notre kuugaq, la force de ma mère et son amour pour sa famille, pour son peuple et pour sa communauté n’ont jamais faibli. Sa séance était la plus calme que j’ai jamais eue. Il n’y avait que le son de l’aiguille qui accrochait sa peau et laissait l’encre l’imprégner et s’unir à elle. Une fois son menton entièrement marqué, j’ai posé mon front tatoué contre le sien. Bien que nous partagions ce moment dans le monde physique seulement entre nous trois, femmes inuites, je ne doutais aucunement que nos ancêtres remplissaient la pièce et, enfin, je n’avais plus à me demander d’où venait ma force : je la regardais directement, ma mère tatouée, rayonnante de joie et de fierté avec son nouveau kakiniit.
Source : La version originale de cet article a été publiée par Canadian Geographic le 26 juillet 2021. GRACIEUSETÉ DE CANADIAN GEOGRAPHIC.
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